L’aube lui semble s’attarder, le jour avoir peine à se lever. Il contemple et aime cette naissance à la fois belle et douloureuse. La tête lourde car il a mal dormi : tant de projets se bousculent dans son esprit, tant de désirs, jusqu’au vertige, d’entreprendre et de mener à bien paysages et compositions.

 

C’est l’automne. L’automne à Paris dans cette lumière aux couleurs irisées où dominent les violines et les gris bleutés qui s’accordent si bien avec la poésie de Verlaine et de Rimbaud qui chante dans son cœur.

 

Le jour est levé. Il faut attaquer. Séance de culture physique quotidienne pour que « frère le corps » soit à la hauteur de ce qui lui sera demandé tout au long des heures qui vont suivre ; une tasse de café fort à l’italienne rapidement avalée et il court à son rendez-vous avec le motif. Il y court avec la même joie aussi vive que quarante ans plus tôt, avec le même amour au cœur mais aussi avec la même angoisse : sera-t-il à la hauteur ?

Le souvenir des leçons des Anciens, de ce qu’ils furent, pèsent lourd sur lui.

 

Paris ! La ville lui colle à la peau. Comme tout amour, attirance du cœur aussi bien que de l’esprit, appel de la chair, c’est inexplicable. Cette ville où les fenêtres sont autant d’yeux qui vous regardent. Est-ce lui qui choisit son sujet ? Il est sûr du contraire : c’est le sujet qui l’a choisi et lui demande de faire son portrait. Car ce qu’il veut peindre, ce qu’il peint, ce sont des portraits de Paris. Paris et ses états d’âme. Ses joies. Ses peines. Sa mélancolie. « Les cris de Paris » pour reprendre l’expression de Paul Fort.

 

Le voici sur le motif. Il fait des croquis, des dessins préparatoires. En fait il épouse son sujet, devient son sujet qu’il pourrait dessiner de mémoire. Puis il attaque une petite toile qu’il travaille longuement, rivé au motif. Il ne dessine pas sur la toile car le fusain salirait la couleur et le crayon risquerait de faire ombre sous celle-ci. Il esquisse le sujet en couvrant complètement la toile. Il tient désormais son fil conducteur qui de la petite toile va le conduire à des formats plus grands, même s’il change de technique pour mieux rendre l’émotion : tempera à l’œuf puis l’huile ou bien directement couleurs à l’huile.

 

Il utilise une toile à grains très fins et des pinceaux de « martre » qui lui donnent le sentiment de caresser amoureusement sa toile, son sujet.

 

Il est seul sur ce pont, sur ce quai, tout en haut de cette terrasse. Seul dans le froid qui le pénètre jusqu’à l’os, sous cette pluie qui ruisselle sur son visage, ses mains, coule dans son cou et glisse sur sa toile. Seul devant ce soleil haut perché dont les rayons dardent dur. Le motif, rien que le motif : aucune toile n’est achevée ou retouchée à l’atelier. Son atelier, c’est le plein air. Peindre sur le motif, c’est trouver la vérité et ressentir une émotion que traduiront ses tableaux. Exigence sans défaillance qui avait frappé Francis Carco écrivant : « Je crois qu’il est difficile d’être plus épris de son art que lui et plus exigeant. Combien de peintres de cette qualité seraient actuellement capables de consacrer jusqu’à quarante séances au même motif ? Ses gris, ses bleus sont inimitables et, pourquoi le cacher, son amour de Paris lui a fait peindre ses meilleures toiles ».

 

Ses premiers tableaux étaient sombres. Il est vrai qu’à l’époque Paris sortait de la guerre et les derniers ravalements étaient lointains. Peut-être aussi ces couleurs sourdes et foncées traduisaient-elles une certaine mélancolie ? Au fil des années il est parti vers la lumière. Ses voyages en Orient, la philosophie orientale lui ont-elles ouvert d’autres horizons ? C’est possible. D’autre part il est certain que l’influence de ceux qui ont toujours encouragé son travail a joué un rôle dans l’évolution de sa palette : Carco, Dorgelès, Paul Fort, Pierre Brisson, Jean Griot qui écrivit : « Si je tentais de définir la nature et la qualité du dialogue qui existe entre Serge Belloni et ceux qui l’aiment et admirent son œuvre, je dirais que ce dialogue est d’essence poétique ».

 

La poésie est un chant. Faire chanter sa toile : voilà son souci et son exaltation. Il faut que la toile vibre, chante. Une seule fausse note et tout dégringole : les accords ne sonnent plus juste, l’architecture du tableau s’effondre, couleurs, dessins, volumes passent à côté de ce qui doit être harmonieux et équilibré.

 

Midi. Il rentre à la maison et se borne à un repas frugal. Ses amis lui disent qu’il n’est ni gourmet ni gourmand, qu’il n’a pas de palais. Il leur répond que les plaisirs de la table sont ceux que lui procure l’amitié de ses convives et que les privations qu’il a connues durant les années d’adolescence, qui furent celles de la guerre, l’ont formé à ce régime spartiate. Il a tourné sa toile contre le mur : s’il la regardait davantage le doute l’envahirait, grandirait et risquerait de le pousser, la nuit venue, à détruire ce qu’il a fait quelques heures plus tôt.

 

L’après-midi, il repart avec une autre toile : tout est changé puisque ce n’est plus la même lumière.

 

Il aime Paris en automne et en hiver : les arbres dépouillés de leurs feuilles lui montrent son architecture et son âme. Il aime peindre portraits et nus, qui lui rappellent ses recherches lorsqu’il étudiait l’anatomie du corps. Il peint aussi des fleurs sur fond or, technique qu’il pratique depuis plus de trente ans en cherchant sans répit à l’améliorer.

 

Second pôle de son activité : Venise, plusieurs mois chaque année, dans une solitude totale qu’il juge indispensable à la création. Ses goûts le portent vers la Venise mineure, la plus ancienne, là où il retrouve l’audace et la force des premiers bâtisseurs qui donnent son âme à la ville. La douceur des marbres patinés par le temps où se joue la lumière, l’harmonie du ciel et de l’eau, cet air de fête permanente lui donnent une joie complète. Il a eu la chance de découvrir très jeune Venise avec le Professeur Guido Perocco et son frère qui était Magistrat des Eaux de la Sérénissime.

 

Cette passion de l’Art le dévore-t-elle au point d’en faire un égocentrique, un égoïste ? L’Art n’est-il pas une sorte de trou d’eau : plus on s’en approche, plus il vous attire, lui et lui seul ? La réponse à ces questions est simple : s’il fallait repartir de zéro et refaire le chemin parcouru, il n’hésiterait pas. Et à cet instant, son souvenir se porte vers ses amis d’autrefois : Gérard Blondel mort trop jeune, Lucien Philippe Moretti devenu un grand peintre.

Et cependant, recommencer voudrait dire se lever très tôt, travailler durement pour gagner sa vie sans jamais aucune concession à son idéal artistique ; l’après-midi aller aux Beaux-Arts, le soir à l’Académie, revenir fourbu mais des rêves plein la tête dans cette minuscule chambre où il a passé ses belles années de jeunesse, sans aucune distraction possible.

 

Oui, tout cela je le referai avec le même amour, la même persévérance.

 

Tandis que je lui parle, je le regarde dans la glace : il est en face de moi et je le revois à sa première exposition à Paris pour ses vingt ans et je pense à celle du Musée Carnavalet quarante ans plus tard. Il n’y a pas que l’Everest qui soit un sommet très haut à atteindre.

 

Il a l’œil clair et les cheveux gris et je lui dis : « Bonjour, Serge Belloni ».

 

SERGE BELLONI

1986

 

 

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