Quand poètes, écrivains et journalistes témoignent…

 

 

 

Les témoignages suivants, propriété de leur auteur, sont parus dans le catalogue : « Serge Belloni – Hommage à Paris », 1986, dans le cadre de l’exposition au musée Carnavalet, Paris.

 

Bernard de Montgolfier

Inspecteur général des musées de la ville de Paris – Conservateur en chef du musée Carnavalet 

 

            À chaque époque de son histoire, depuis la Renaissance, Paris a trouvé des peintres capables d’en scruter le visage permanent ou fugitif, et de le transmettre à la postérité. Comme on peut le vérifier à Carnavalet, la ville du XVIIe siècle vit pour nous grâce à Abraham de Verwer et d’autres spécialistes du paysage urbain dont les noms ne nous sont pas connus. Le Paris de Louis XV et de Louis XVI a été fidèlement représenté par Grevenbroeck, Raguenet, P.A. de Machy et Hubert Robert. Au temps du romantisme, le spectacle de la capitale a inspiré Bouhot, Canella et beaucoup de petits maîtres, mais aussi Corot et Georges Michel. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris a eu certains impressionnistes comme interprètes, à côté de Lépine, Jongkind et d’observateurs comme Jean Béraud et Luigi Loir. Plus près de nous, la tradition a été continuée par Bonnard, Marquet, Utrillo. Il serait dommage que, de nos jours, la dictature de l’art non-figuratif et le recours commode à la photographie – quel que soit l’intérêt de son apport – aient pour effet de dissuader les bons peintres de prendre Paris pour modèle. Le Paris de la seconde moitié du XXe siècle se doit d’avoir lui aussi ses interprètes, car le visage de la ville reste un thème inépuisable et susceptible de maintes variations selon la personnalité des artistes. À la question : pourquoi peindre encore Paris ? que certains peuvent se poser, l’œuvre de Serge Belloni apporte une réponse courageuse et convaincante.

            Né en Italie, Serge Belloni aime planter son chevalet le long des canaux et devant les façades roses de Venise, dont il sait traduire la poésie intemporelle. Il a d’autre part créé un genre, celui des tableaux de fleurs sur fond d’or. Mais c’est visiblement de Paris, où il s’est fixé, qu’il tire le plus volontiers son inspiration. Tout en s’inscrivant sans aucune honte dans la tradition séculaire du paysage urbain, Serge Belloni la rajeunit par la sensibilité personnelle de son regard, un regard attentif où se devine beaucoup d’amour. Beaucoup de lieux parisiens l’ont vu au travail. De Belleville et de Montmartre, de leurs vieux murs et de leurs rues accidentées, il a saisi la poésie discrète et un peu mélancolique. La porte Saint-Denis, la roseraie de Bagatelle, tel vieux bistrot du centre sont parmi les divers sujets qui ont tenté sa curiosité. Mais il ne cache pas sa prédilection pour le paysage qui a toujours fait la gloire de Paris : celui de la Seine avec sa courbe harmonieuse, ses îles et ses rives, avec ses ponts et ses quais, avec les monuments qui en jalonnent le cours depuis Notre-Dame jusqu’à la tour Eiffel. Ce paysage depuis longtemps cher aux peintres, le voici donc encore dans son ampleur et sa grâce, Serge Belloni ayant su y découvrir à son tour l’âme de la ville.

            Il arrive que le printemps, l’été ou l’automne parent de leurs couleurs les sujets choisis par l’artiste. Mais c’est l’hiver qui est, pour Serge Belloni, la vraie saison de Paris. L’hiver, parce qu’il dépouille les arbres, les réduit au fin réseau de leurs branches, et permet ainsi de mieux saisir le subtil accord du ciel, de l’eau et des pierres. L’hiver, parce qu’il donne à la lumière ses variations les plus captivantes, à la couleur ses nuances les plus précieuses. Pour Serge Belloni, le froid, les nuages, la pluie et la neige sont des amis, et il ne met aucune intention morose dans cet attachement. C’est l’hiver qui lui procure l’occasion de mettre en jeu toutes les ressources de son métier de peintre, un beau métier solide et réfléchi, où l’on ne découvre aucune concession aux caprices de la mode.

            Interprète sensible autant que fidèle du paysage parisien, Serge Belloni a sa place légitime dans ce musée consacré au Paris de tous les temps. Il y est présent sous la forme transitoire de cette exposition qu’il a lui-même conçue, à juste titre, comme un « hommage à Paris ». Il y restera de manière durable grâce à des tableaux faisant désormais partie de ses collections : un premier acquis par la Ville dès 1963 ; un autre offert par Mr Jean Griot, et deux que l’établissement doit à la générosité de leur auteur. Qu’il me soit permis de remercier Serge Belloni pour ce don et pour l’aide qu’il a bien voulu apporter à la mise en œuvre d’un projet conforme à la vocation parisienne de Carnavalet.

 

1986

 

 

Jean Griot

(1921-2011)

Directeur de la rédaction du Figaro

 

            Vous aimez Paris. Vous aimez le Musée Carnavalet qui est « son Palais Pitti, plus beau que le Pitti » comme l’affirme urbi et orbi mon ami Claude Baignères. Et tout naturellement, vous vous êtes senti attiré par l’exposition de Serge Belloni à qui Francis Carco, dans sa prescience de poète avait dit, il y a plusieurs décennies : « Vous êtes le peintre de Paris ».

            Dans ces belles salles, vous trouverez une fois de plus la justification exaltante de l’amour et de l’admiration que vous portez à la capitale. Si vous ne connaissez pas encore Serge Belloni – mais cela m’étonnerait… – hâtez-vous de le découvrir et sachez que cette découverte vient à une heure particulièrement heureuse. Si vous le connaissez, vous constaterez que cette exposition vous permettra mieux et plus que les précédentes de saisir et de comprendre à la fois la continuité et l’évolution de l’œuvre picturale que vous présente le Conservateur en chef Bernard de Montgolfier. Qu’il en soit remercié.

            La continuité : c’est le choix des motifs. Ici, Paris. Mais pas n’importe quel Paris. Une prédilection marquée pour les quartiers un peu provinciaux, à l’écart des touristes où il fait – où il a fait ? – bon vivre dans un décor pittoresque peu ou pas « architecturé ». Des quartiers à découvrir et que Serge Belloni nous fait découvrir. Et dont il devient en quelque sorte l’historien qui les fixe à jamais dans notre mémoire avant le passage des bulldozers. Une autre prédilection, aux antipodes de la première, pour les vastes espaces où l’on sent l’ample respiration de la Ville : la Seine, ses berges et ses îles, la grande coulée de Montmartre, la place des Vosges, l’esplanade des Invalides, sous des ciels aux humeurs changeantes et si variées qu’il n’y en a jamais deux semblables.

            L’évolution se révèle dans une nouvelle manière de voir les motifs et dans la composition de la palette. Progressivement, le réalisme aux contrastes violents – voire durs – et aux dominantes sombres qui caractérisent les œuvres de jeunesse de Serge Belloni s’enveloppe de poésie. Au fil des ans, la palette s’éclaircit et se nuance. La douceur de l’Île-de-France dont Paris est le centre se fait plus présente et semble dicter au peintre le choix de ses paysages et la manière de les traiter. Dans le même temps, la maîtrise du talent éclate au regard, s’affirme avec un brio qui réjouit l’œil.

            Continuité, évolution, maîtrise d’un très grand talent : voilà les trois maître-mots de cette exposition.  C’est là le résultat d’un travail acharné que les analyses et les commentaires qu’on lira plus loin permettent d’entrevoir.

            Il n’est de travail acharné que fruit d’une passion. La passion de peindre c’est aussi, c’est surtout Serge Belloni.

 

 

Jean-Jacques Gautier

(1908-1986)

Journaliste – Romancier – Critique dramatique et cinématographique

Lauréat du prix Goncourt – Membre de l’Académie française

 

            Je revois le feutre, la haute cravate et la cape de Paul Fort, prince des poètes et des Ballades Françaises ; je revois dans le beau regard de Roland Dorgelès sa bonne grâce généreuse ; je revois la mèche noire, la cigarette fichée au coin de la lèvre, l’œil à demi fermé par la fumée et le foulard rouge de Francis Carco ; je revois la casquette à petits carreaux beige et surtout le sourire merveilleux de finesse et d’humanité de notre cher Maurice Genevoix : ils ont été les premiers à remarquer, aimer et vanter Serge Belloni. Cette exposition est en quelque sorte un hommage rendu à leur vivante mémoire.

            Doit-on « parler peinture », jouer les critiques d’art, faire un portrait du peintre, affirmer doctement que l’artiste a du génie, dévider des souvenirs d’enfance de voyage ou d’amitié, écrire un texte philosophique ou une page de prose hermétique, dire n’importe quoi ? Telles sont les solutions qui s’offrent au préfacier ordinaire. Choisissons une autre voie… Mettons nos pas dans les pas de l’artiste.

            Combien de fois n’ai-je pas, comme vous peut-être, rencontré Serge Belloni en train d’installer son chevalet, puis occupé à peindre, absorbé par sa peinture, campé devant le marché aux fleurs ; dressé, quelque temps qu’il fasse, à un bout du Pont-Marie ; planté à la proue de l’Île Saint-Louis au confluent des deux bras du fleuve vert glauque avec, d’un côté Notre-Dame, de l’autre, l’Hôtel de Ville, la Samaritaine et le Louvre en points de mire ! Toujours devant le paysage, d’après nature. Que la toile soit grande ou petite, l’œuvre naît et se développe sur place. Serge Belloni n’a pas un motif, mais autant de motifs que de mises-en-page, de belles constructions de lignes et d’harmonies de couleurs. L’eau du fleuve dans tous ses états, avec, quelque part, le petit morceau de bleu lavande dans la transparence gris-rose des ciels, les nuages de perle, les fonds d’opale ; la silhouette de monuments brumeux se détachant sur les lointains gorge de pigeon ; … à moins que les rousseurs fauves de l’automne ne se soient déjà muées en dorure des feuillages.

            Je l’ai vu dans les douceurs de Septembre. Aperçu dans le froid dur qui me gelait les mains dans mes gants et me faisait larmoyer. Lui travaillait, imperméable aux morsures de l’hiver, réchauffé par sa passion.

            Quelquefois, c’est la légère pellicule d’une neige encore propre dessinant les rives au bord de l’eau plombée et, quelquefois, la pluie fait miroiter les rubans de moire glacée de la chaussée aux reflets presque bleuâtres.

            Il peint. Il y a des artistes qui font toujours le même tableau. On a l’impression qu’ils ne connaissent qu’un paysage. Comme ces écrivains qui recommencent éternellement le livre qui a plu. Serge Belloni ne se répète pas.

            Le noir édifice de Saint-Eustache ; la rue des Saules en toutes saisons ; l’attendrissante petite place de Furstemberg avec ses calmes magasins d’antiquités ; les hauts de Belleville ; les vignes de Montmartre ; la vaste ouverture du Pont Alexandre ; l’escalier en spirale du petit café du quai de l’Hôtel de Ville ; le marché d’Aligre ; la rue de l’Abreuvoir ; le pont Louis-Philippe dans le brouillard ; les arbres du Quai Bourbon ou les chaises rouge-vif du « doux caboulot » ; ce sont les étapes d’un piéton de Paris.

            Il envisage des perspectives. Il capte des reflets. Il flaire des odeurs. Il hume des fumées. A chaque jour, son ciel. Chaque heure, sa lumière. Chaque quartier, son climat. Ménilmontant ne se peint pas comme la Bastille ou l’Institut.

            La vie est partout, de ce Paris unanime et polymorphe. Belloni regarde sans fin. On songe à un portraitiste qui représente la femme aimée sous tous les angles et sous les éclairages. Son visage, son corps, ses mains, ses profils, sa silhouette ; ici habillée, là dévêtue. Jamais rassasié d’elle, il s’émerveille de tant d’aspects et s’emploie à en rendre les charmes divers. C’est bien toujours elle. Mais « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ». Comme le Paris, tous les Paris uniques de Serge Belloni.

            Serge Belloni, sachant que j’aime profiter de la peinture, longuement, dans le calme et le silence, à l’écart de la foule, me laisse regarder longtemps avant les expositions toute la gamme de ses tableaux, ceux qui seront montrés et les autres. Je ne sais donc encore aujourd’hui, « à l’heure où j’écris ces lignes », si « l’Atelier de couture », par exemple, figurera parmi les toiles qu’il choisira d’exposer. Je le voudrais, car, cela aussi, c’est Paris. Paris encore, Paris vécu, Paris chanté et enchanté, Paris rêvé, et, comme disait le Général de Gaulle avec cette accentuation et cette intonation qui n’appartenaient qu’à lui : « C’est Paris retrouvé ! ». Retrouvé par nous, jour après jour, en une seule promenade, un seul « Tour », comme si nous ne l’avions jamais vu, jamais regardé. Paris retrouvé par nous, à travers l’œil, le pinceau et l’âme de Serge Belloni, garçon sensible, homme de caractère et de foi qu’aucune littérature ne déforme, qu’aucun snobisme n’intoxique, qu’aucune tentative de marchand ne corrompt, qui suit sa voie, avec une ardeur, une flamme, une pureté et une rigueur égales à sa fureur de peindre et la science consommée qu’il a de son art. Il respire la joie de regarder, de travailler, d’exprimer le style changeant et la grâce immuable, la féerie aux mille charmes, la multiple splendeur et le cœur innombrable de Paris !

 

 

Michel Droit

(1923-2000)

Écrivain – Journaliste

Membre de l’Académie française

Interlocuteur de prédilection du Général de Gaulle lors d’entretiens télévisés en direct du Palais de l’Élysée.

 

            Il y a, chez Serge Belloni, un amour du « travail bien fait » qui, cela va de soi, serait très insuffisant si cet artiste n’était aussi maître de son inspiration que de son métier. Mais cette exigence dans l’accomplissement quotidien de l’œuvre manque à tant de peintres pour être véritablement des artistes, c’est-à-dire des créateurs défiant le temps, qu’on peut considérer que Belloni possède un bien finalement assez peu partagé.

            Je crois que la fraîcheur d’âme est également le propre des vrais artistes et celle de Belloni me semble d’une rare qualité. Nulle poésie sans fraîcheur d’âme. Nul enthousiasme non plus. Les blasés, les sceptiques ne peuvent être ni poètes ni enthousiastes. Entendre Serge Belloni parler d’une vieille maison qu’il a découverte dans un quartier voué à la pelle des proches démolisseurs, d’un intérieur archaïque de bistro, d’une rue populaire où son chevalet fait tout à coup partie du paysage, d’un bouquet de fleurs qu’il a composé pour le peindre, est un enchantement.

Quand on l’écoute, on sait tout de suite ce que sera la toile.

C’est cela ne pas se tromper.

Et Serge Belloni ne trompe jamais.

Je crois qu’il est heureux.

Ce qui est, pour ses amis, une raison de l’être avec lui.

 

1968

 

 

Paul Fort 

(1872-1960)

Poète et dramaturge

 

            La première évocation graphique de Paris est une miniature exécutée par un moine pour le livre d’heures du duc de Berry, et nous montrant au vif le Louvre et ses entours. L’aspect de Paris depuis le XVème siècle s’est complètement transfiguré, mais Paris a gardé toute sa magie, qui lui a valu d’être « représenté », dressé dans ses charmes successifs par de nombreux peintres et paysagistes, Degas, Daumier, Cézanne, Raguenet, Gauguin, pour la première et la seconde moitié du XIXème siècle, auxquels nous ajouterons, en franchissant bientôt le XXème siècle, Senave, Corot, Renoir, Lépine, Daubigny, Seurat, Signac, Bernard, Vuillard, Derain, Severini, Marquet puis enfin Utrillo.

            Utrillo et Marquet se sont attachés particulièrement à reproduire les fantasmes de Paris, l’un dans ses visions de Montmartre et l’autre par des vues émouvantes de la Seine, ils sont de ce fait appelés couramment des peintres du paysage parisien.

            Aujourd’hui entre ces noms de grands enchanteurs qui ont « traité ou traitent » Paris, j’ajoute hardiment celui de Serge Belloni. A cette lignée célèbre je le joins, et j’en avertis les fervents de notre ville : Belloni sera pour Paris ce que fut Bonington, le plus parisien des peintres non parisiens de naissance.

            Les toiles de Belloni sont longuement travaillées et méditées. Or, cela n’enlève rien à leur fraîcheur. La matière – très recherchée – atteste de son travail et sa sensibilité. Elles évoquent toute la poésie d’un bord de Seine ou d’une composition exclusivement « panamienne » telle cette marchande de fleurs, mélancolique fillette au visage marqué par la maladie et la gravité de quelle douleur secrète, tel encore 1’atelier au travail avec le charme léger de ses cousettes. Et tel passage aussi aux courses de Longchamp où Belloni gagne le grand Prix de la Composition. J’oublie ses ciels d’étoiles sur Paris ! Ô toits amoureux de la voie lactée !

            Ce sont toutes ces vibrations cosmiques (ou de simple ambiance) transmises à la toile par ce peintre qui permettent à l’amateur de pouvoir vibrer, justement avec l’œuvre offerte.

            Livrez vos secrets dans vos ombres, cher Montmartre ; essaimez vos petits potins, petits trottins de Pantin ; que vos feuilles chantent avec vos oiseaux et votre jet d’eau, Luxembourg ; aiguisez-vous toujours plus haut vers le ciel rouge, Tour Eiffel ; vibrez, cloches et tours de Notre-Dame ; Parisiens, abordez-vous et dites-vous les uns aux autres : un vrai, un grand peintre de Paris nous est né ! »

 

 

Francis Carco

(1886-1958) 

Écrivain – Poète – Journaliste – Membre de l’Académie Goncourt

 

            Si j’ai, pour ma gloire, contribué voilà déjà plus de trente ans au succès de Modigliani, je ne crois pas me tromper en promettant à Serge Belloni l’éclatante réussite à laquelle il a droit. Tout m’enchante chez Belloni, sa sensibilité de poète, son sens aigu de la couleur (ses gris, ses bleus sont inimitables) et, pourquoi le cacher, son amour passionné de Paris qui lui a fait peindre ses meilleures toiles.

            Je crois aussi qu’il est difficile d’être plus épris de son art que lui. Et plus exigeant. Combien de peintres de cette qualité seraient actuellement capables de consacrer jusqu’à quarante séances au même motif ?

            Les échappées vaporeuses sur Paris, prises de la rue Muller, à Montmartre, de la rue Piat, à Belleville, les Inondations au Pont-Neuf, certaines toiles de Venise sont d’admirables réussites. Et, chose curieuse, en un temps qui a le snobisme de la laideur et du désespoir, cette peinture baigne dans l’espérance et la joie. En écrivant ces lignes, je pense à des compositions comme La voiture de la marchande de fleurs ou à l’émouvant portrait de Paul Fort.

            Je m’étais demandé, en découvrant Belloni, s’il serait un grand artiste. Il me semble aujourd’hui que la question ne se pose plus. 

 

 

Roland Dorgelès

(1885-1973)

Écrivain – Membre de l’Académie Goncourt

 

            Vous ne connaissez pas Serge Belloni ? Non, c’est vrai ? Eh bien regrettez-le.

            C’est l’un des plus purs artistes que j’ai rencontrés. Un peintre de la grande lignée qui a le souffle des maîtres et aussi leur savoir.

            En un temps de désordre où le dernier des barbouilleurs prétend ne rien devoir à quiconque et tout tirer de lui-même, il ne craint pas d’affirmer son respect aux anciens et sa volonté de poursuivre leur tâche. Pourtant il ne s’inspire d’aucun, il n’imite personne. De ses devanciers il n’a retenu qu’une prodigieuse technique. Cela aussi le distingue de certains farceurs qui se posent en chefs d’école sans avoir rien appris. Lui connaît à fond son métier de peintre. Cela lui permet de se dégager des règles et de réaliser une œuvre sans emprunt. Sa manière il ne la doit à personne ; son style il l’a créé. D’autres émettent des théories, déguisent leur impuissance sous des propos fumeux ; lui ne donne pas d’interview, ne lance pas de manifeste, ne fait pas de numéro d’acrobate à la télévision ; ce qu’il veut dire, il l’exprime avec ses pinceaux.

            Ce n’est pas seulement pour affirmer mon sentiment que je le présente avec cette flamme, c’est aussi pour obéir au dernier désir d’un poète qui avait le droit de se proclamer l’ami des peintres : Francis Carco. Ce compagnon de mes jeunes années fut un grand découvreur de talents. Il a éclairé les débuts d’Utrillo, de Modigliani, d’autres encore ; l’honneur lui serait revenu de présenter Belloni. Leur première rencontre semble avoir été provoquée par le destin. Un après-midi que Francis promenait son chien sur les berges mal pavées de l’île Saint-Louis il remarqua, à la pointe du quai Bourbon, un beau grand garçon qui, dressé devant son chevalet, peignait fiévreusement la Seine. Un regard lui suffit pour juger de l’œuvre. Une douceur infinie s’élevait du fleuve. Ce n’était pas du Marquet, cela ne rappelait pas Lépine ni Sisley ni Segonzac, tous ces magiciens de l’eau ; c’était déjà du Belloni. Carco n’ignorait plus que l’identité de l’inconnu.

            Vous ressemblez étrangement, lui dit-il, à un ami peintre que j’ai perdu, Modigliani.

            Ce nom les rapproche, comme si le grand Livournais eut présenté lui-même cet autre Italien, Italien de naissance. Mais en l’écrivant ma plume se cabre. On ne peut dire que Serge soit italien, pas plus que français d’ailleurs. Sa nationalité, c’est la peinture.

            Touché, intimidé aussi par les compliments du poète, le paysagiste se laissa aller aux confidences. Il parla de son arrivée à Paris, de son passage aux Beaux-Arts où il avait appris le métier, cette connaissance indispensable que dénigrent les égarés qui ne l’acquerront jamais.

            De ce jour-là, le peintre et l’écrivain ne se sont plus séparés et quand Carco, tragiquement atteint, n’a plus quitté sa chambre du quai de Béthune, son ami Serge montait régulièrement le voir pour lui montrer ses dernières toiles. Le flâneur moribond avait ainsi l’impression de se promener encore dans son Paris tant aimé.

            Belloni n’est pas seulement un paysagiste. Il peint des natures mortes, des portraits et là encore sa personnalité s’affirme ; une personnalité qui ne renie pas la tradition. Ses fleurs sur fond or m’ont ébloui quand je les ai vues pour la première fois, dans une galerie proche de l’Arc de Triomphe. Les murs en rayonnaient, comme si l’artiste eut capturé le soleil. Je pensais au labeur obstiné que cela représentait, aux jours, aux semaines que le peintre avait passés devant sa toile, l’enrichissant chaque matin d’un éclat nouveau. Ce que le temps ne fait pas, dit-on, le temps le défait. Ces tableaux-là n’ont pas à craindre l’atteinte de l’âge. Vieillis dans les musées, ils resteront jeunes à jamais. L’avenir, c’est comme le passé, n’appartient qu’aux œuvres qui ne bougeront plus.

            Pour célébrer cet art sincère, je me garderais bien d’employer le langage hermétique par quoi se distinguent certains critiques d’art de la dernière cuvée. Ne trouvant pas de mots pour expliquer l’inexplicable, ils recourent à un idiome intraduisible, un vocabulaire aussi abstrait que celui des physiciens mais avec moins de substance.

            J’ai connu l’un de ces augures, brave garçon d’origine indéterminée, tout juste capable de demander clairement son chemin dans la rue, qui écrivait de longs articles sur les peintres de son goût. Comme ceux-ci exposaient eux-mêmes des produits indéchiffrables, cela ne faisait qu’ajouter du mystère à des œuvres qui n’eussent rien gagné à se montrer en pleine lumière. Si l’écolier limousin de Rabelais revenait dans notre monde, je lui conseillerais cette sorte de critique d’art, son jargon y ferait merveille.

            Il est toutefois consternant d’observer qu’à force de lire ces insanités, de bonnes gens s’y laissent prendre et, comme dans la fable de Florian, restent ébahis devant la lanterne magique n’osant dire au singe qu’ils ne voient rien.

            J’habite depuis peu un séduisant quartier, à mi-distance de Saint-Sulpice et de Saint-Germain-des-Prés, où l’on trouve à chaque pas des galeries de tableaux. Ce qu’on peut y voir est inimaginable. Des bandes rouges en long, des traits jaunes en travers, des figures géométriques superposées, des taches, des zébrures. Il y a mieux : des toiles entièrement vierges, je n’invente rien, ou soigneusement enduites d’une couleur uniforme. Et mieux encore : des cadres dans lesquels on dispose sous verre des objets les moins faits pour se rencontrer : une boîte de conserves, un képi, un corset, un jeu de dames, des bretelles. Oui, c’est une œuvre d’art…

            Je ne m’indigne pas ; je m’amuse. Je guette le chaland qui va entrer et qui repartira Gros-Jean, son acquisition sous le bras. A vrai dire, malgré de patientes stations, je n’en ai jamais vu un tomber dans le piège, mais enfin une question se pose. Les commerçants qui tiennent ces boutiques paient un loyer, une patente, des impôts, la facture d’électricité et le ramassage des ordures, par conséquent, vaille que vaille, il faut qu’ils vendent. Je pense alors avec délectation à la tête que feront les héritiers de l’acheteur lorsque dans cinquante ans ils découvriront au grenier (ou plutôt dans la cave, car des greniers il n’y en a plus) ces choses innombrables qu’auraient exécutés en se jouant ses camarades les moins doués des arts décoratifs.

            Il y a un demi-siècle, de bons bourgeois, qui se disaient collectionneurs, achetaient à prix d’or les tableaux côtés de la Belle Epoque, nus languissants de Chabas, bruyères de Didier Pouget, petits pâtissiers de Chocarne Moreau ; leurs descendants, se croyant malins agissent exactement comme eux, mais en sens contraire. Au lieu d’acheter du « joli », ils prennent de l’extravagant, si bien que leurs petits-fils en plus de la déception devront déchiffrer des rébus. Les zélateurs de l’anti-peinture, pour défendre leurs théories, tiennent des discours que j’entends depuis ma jeunesse, au temps joyeux où je faisais peindre Boronali avec sa queue. « Un véritable artiste ne copie pas, il crée ». Mais oui, chacun le sait. Il ne copie pas, il s’inspire de l’œuvre de la nature, il tire son œuvre personnelle et, devant le même motif, les maîtres exécuteront cent tableaux différents. Le sous-bois de Corot n’est pas celui de Courbet, les blés dorés de Millet ne sont pas ceux de Van Gogh. Le génie les distingue.

            Mais voilà que je me suis laissé entraîner, moi aussi, à discourir, comme si l’ombre de Belloni ne pouvait pas se passer de ces arguments rebattus. Il a peint des portraits, inutile de les décrire. Ils surgissent vivants. Dirai-je qu’ils sont ressemblants ? Aux yeux de certains ce serait le desservir. Selon ces novateurs un portrait ne doit pas représenter le modèle, mais l’analyser ; non seulement le montrer à la fois de face et de profil, mais le dépecer, pour voir ce qu’il y dedans. La ressemblance on l’abandonne au photographe.

            Cependant les maîtres n’ont pas eu honte de faire ressemblant. Grâce à Vinci nous connaissons la Belle Ferronnière ; nous gardons dans les yeux le beau visage d’Hélène Fourment, celui de Rembrandt peint par lui-même, les joues fleuries de Jeanne Samary, la trogne du père Tanguy, ou celle du buveur de bock de Manet.

            Que connaîtrions-nous d’eux si les portraitistes du temps, en avance sur l’évolution, les avaient étalés en taches, réduits en énigmes ? Des maîtres leur ont donné leur visage éternel.

            Levant les yeux de la page bleue vers le portrait qu’a fait de moi Belloni, je me souris. Il me plaît, ce songeur aux mains jointes représenté dans un décor de livres. C’est ainsi que je m’imaginais. Cette toile me fait regretter que Serge n’ai pas fait le portrait de Carco, sur les berges de la Seine, à l’endroit de leur première rencontre. Il eut choisi, j’en suis certain, un jour d’automne, sa saison préférée, quand les arbres dépouillés ne tendent plus, devant des façades historiques, qu’une mince résille de branchages.

            Il l’aurait fait ressemblant ? Mais oui parbleu ! La mèche sur le front et le regard malicieux « tel qu’en lui-même enfin… ». Et se reconnaissant sur le chevalet dans le lumineux atelier du quai Bourbon, le poète aurait peut-être dit, clignant de l’œil au souvenir de Courbet : « Bonjour Monsieur Carco ».

 

1972

 

 

Serge Groussard

(1921-2016)

Écrivain

 

            Dans l’explosion fertile de la maturité naissante, Serge Belloni garde la fraîcheur et la pureté qui avaient tant séduit Francis Carco et André Dunoyer de Segonzac lorsqu’ils le découvrirent, par un froid de loup, quai de Béthune.

            C’était un tout jeune peintre grand et maigre, à la face d’ange, qui prenait le réel et lui donnait une âme. Il arrivait droit de Piacenza, mais il s’était déjà forgé une technique incomparable. Qu’est-ce que ça lui faisait d’avoir l’estomac creux et les poches vides ? Il réalisait son rêve : il vivait à Paris.

            Le temps lui a élargi les épaules, pétri les mains, tanné la face. Il va droit son chemin, infatigable, avec sa stature de bûcheron, l’exubérance de ses boucles brunes et l’arpège de ses rires d’enfant. C’est cela aussi, le succès à cette échelle : la capacité de produire au rythme impérial d’un grand fleuve, sans vacances et sans fatigue, irrépressiblement.

            Serge Belloni est un classique. C’est un maître. Il a une terrible exigence envers soi-même. Sans la peinture, l’existence à ses yeux n’aurait aucun sens. Il faut avoir suivi la genèse d’une de ses créations pour concevoir combien d’ébauches, de versions jetées se sont succédé avant le tableau à la perfection légère, suprêmement aisée.

            Il part à l’aube de son appartement-bijou de la place des Vosges, s’en va dehors planter son chevalet et reste là des huit heures d’affilée, immobile devant son thème, par tous les temps. Ainsi l’ai-je vu sur le pont Marie, au dernier arrière-automne, par un crachin glacial. Il était enfoui dans sa canadienne que la peinture a jaspé. Un parasol protégeait la toile et le matériel. Il était pleinement heureux.

            Même sous la neige, il ne porte pas de gants. Il arrive après le crépuscule dans son vaste atelier du quai de Bourbon. Là, il fait lui-même l’apprêt de ses toiles et de ses bois, il dose mystérieusement les composants de sa peinture à l’œuf, il contemple, corrige, ajoute, passe et repasse les couches, reprend les tableaux achevés pour un dernier examen avant le glacis.

            Le peintre de Paris, plus que quiconque dans les âges, c’est lui. Pas de beauté monumentale ou cachée, pas de saison ni d’heure, qu’il n’ait happé. Les reproductions de ses créations constitueraient un fabuleux ouvrage sur la capitale, sur les trésors qui y demeurent et ceux qui n’y sont plus.

            Cet homme qui vit seul, ne croyant qu’en Dieu et en son art, est devenu malgré soi un chef d’école. J’ai rencontré ses tableaux aux quatre coins du monde. Le voici partout nanti d’une renommée qui tourna toujours le dos à la mode ou aux lancements publicitaires. Son ascension aura été continuelle, régulière.

            Il y a les Paris de Serge Belloni, bien sûr. Mais aussi les fonds d’or et les fonds marins, les portraits d’une acuité fascinante, la somptuosité des natures mortes, les Venise, les scènes de genre. Il y a ce lyrisme discipliné. Ce sceau de l’esprit sur la matière. Je sais de lui des toiles grandioses d’ampleur et de mouvement. Ses miniatures sur bois sont d’une précision raffinée où la Poésie passe. Un tableau de Belloni vous conduit au-delà de son propos. Il est à la fois une vision et l’histoire d’un état d’âme.

            Quel coloriste ! Il va de l’éblouissant festival polychrome au camaïeu d’une harmonie ailée. Il ne façonne pas ses œuvres : il les compose. Pratiquez dans une feuille une ouverture de n’importe quelle forme, de n’importe quelle dimension. Dans cet espace, isolez au hasard un fragment de tableau de Serge Belloni : vous aurez un ensemble cohérent, frémissant de vie.

            Vérité des carnations, richesse des foyers de lumière, dessin royal, virtuosité des effets, sens de l’espace et de la profondeur : voici quelques faces de ce talent immense. Sa personnalité est telle que dans les plus vastes salles des musées, on reconnaît dès le seuil un Belloni.

            Indifférent aux tribulations du monde, il progresse sur sa ligne de crête, dans la pureté d’expression et de lignes.

            Comme un diamant, Serge Belloni est unique. Il dépasse les classifications et l’époque. Il restera, alors que tant d’autres célébrités auront été soufflées au vent des siècles.

 

1973

 

 

Philippe Chabaneix

(1898-1982)

Poète – Journaliste – Critique littéraire

Prix de l’Académie française en 1960

 

            C’est, il y a près de vingt ans, par un matin d’été, dans la pièce toute claire de l’appartement du quai de Béthune, où Francis Carco a écrit quelques-unes de ses pages les plus évocatrices et les plus attachantes, que, pour la première fois, j’eus devant les yeux une toile de Serge Belloni. Je fis sa connaissance deux mois plus tard dans sa petite chambre de l’île Saint-Louis et je devins rapidement son ami, car l’homme me plut tout de suite autant que m’avait enchanté sa peinture.

            L’amour passionné de Belloni pour notre capitale a fait de lui, comme l’a noté le grand romancier de Jésus-la-Caille, un des meilleurs peintres qu’ait inspirés Paris depuis Marquet et depuis Utrillo dont il n’a d’ailleurs aucunement subi les influences. Qu’il peigne un balcon à Belleville, la rue Muller sous la neige, la roseraie de Montmartre, les Tuileries, le marché Saint-Médard, la place de la Contrescarpe ou la Seine que Guillaume Apollinaire a si merveilleusement chantée, c’est toujours la même franchise, la même ferveur et la même simplicité qui nous émeuvent et qui nous charment.

            À l’opposé de beaucoup de ses contemporains attirés par le bizarre et férus de laideur, Serge Belloni, loin des caprices de la mode et de tout maniérisme, demeure, en ses paysages aussi bien qu’en ses autres tableaux, fidèle à la beauté des jours heureux ainsi qu’à la divine joie de vivre. Le peintre au métier vraiment sûr, qui ne cherche pas à surprendre, mais qui travaille pour la durée, s’accompagne chez lui d’un poète frémissant qui sait, d’une façon plus ou moins secrète, accorder le rêve à la réalité.

 

 

Robert Houdelot

(1912-1997)

Poète

Prix de l’Académie française en 1935 et 1997

 

” Les plus doux matins du monde

Ô Paris, naissent de toi… “

 

            J’ai toujours eu l’impression, en contemplant les admirables toiles inspirées à Serge Belloni par son amour de Paris, que ceux qui n’ont pas la chance de connaître la capitale pouvaient, à travers elles, se faire une idée de sa beauté, de sa grandeur et de sa grâce. Miracle de l’art et plus particulièrement de la peinture qu’aucune photographie, si remarquable soit elle, ne pourra jamais imiter car c’est l’âme du peintre et son génie propre qui créent le frémissement, le frisson. Chez Belloni, cette « aura » nous attire et nous retient longuement comme une nostalgie du bonheur. Même dans ses représentations d’un Paris hivernal et sombre, et surtout là peut-être, elle existe, qu’il s’agisse des quais ou de la place des Vosges sous la neige, du canal Saint-Martin ou du Pont-Neuf en vue plongeante avec cette fuite immense de la Seine vers l’aval, qui se confond avec le ciel gris.

            Cela ne se décrit pas mais se voit et les yeux de l’âme gardent de la même façon l’impalpable allégresse de l’avant-printemps sur les hauteurs de Belleville ou de Montmartre et la somptueuse plénitude de l’automne au Vert-Galant ou aux Tuileries.

            « Tout m’enchante chez Belloni » disait le cher et grand Francis Carco, « l’ami des peintres », qui le découvrit devant son chevalet dans son île Saint-Louis. Oui, tout nous enchante et cette poésie surtout qui baigne ses toiles et nous est commune, à lui et à nous : quelque chose comme notre raison de vivre. Et chaque nouvelle exposition nous rassure, nous étonne et nous console à la fois, dans ce fatras de laideur et de pauvreté qu’on nous propose de tous côtés, en nous prouvant que, s’il nous reste au moins un artiste de cette dimension rien n’est perdu, tout est sauvé…

 

 

Roger Bésus

(1915-1994)

Écrivain – Sculpteur

Grand prix de littérature de la SGDL en 1972

 

            Serge Belloni est un peintre scandaleux : en un siècle de fer et d’artifices il ose travailler avec sa sensibilité, être naturel.

            Je ne sais si l’on peut bien mesurer ce que cette attitude représente d’opposition quotidienne au courant qui semble emporter l’art depuis pas mal d’années déjà. Car c’est résister à la fois aux exaltations de l’intelligentsia dite « de pointe », aux déférences rémunératrices des officiels et, plus courageusement encore, à la facilité. A coup sûr, il y a quelque chose d’insensé à dresser ainsi une petite digue de taille humaine contre ce flot si puissant qu’il ne connaît guère que la crue. Et pourtant, cet homme qui demande au motif d’être le support de l’art, il suffit de l’entendre commenter ou sa peinture ou celle des autres, morts et vivants, pour se rendre compte qu’il est doué d’une tête qui fonctionne plutôt normalement et d’un langage qui n’ignore rien des mots de la tribu.

            Évidemment, le motif n’est pas pour Serge Belloni n’importe lequel : c’est Paris.

            Est-ce là toutefois aide à des convictions et à une résistance ? On a tant peint Paris, et depuis si longtemps ! Comment donc en appeler à ce sujet rebattu pour se justifier de ne pas placer sa barque dans le fleuve abondant des abstractions de toutes espèces qu’accompagne la rumeur lyrique et inépuisable des approbations ? Paris a beau être immense et sonore, fixé sur la toile il redevient menu et silencieux, banal, pauvre, incapable à soi seul de justifier une peinture et un peintre. Il n’est plus qu’un paysage ; un sujet comme un autre. Du moins le croit-on.

            Et sans doute aurait-on raison si l’on s’en remettait aux critères de la mode qui font d’une toile, voire de n’importe quel support, un simple prétexte à inventer, à renouveler le monde et les hommes avec, par l’irruption du jamais vu. Selon ces normes en effet, Paris ou autre chose, quelle différence ? Car le Paris fixé sur le support ne serait plus le Paris connu et reconnu ; il serait devenu quelque hallucination retranchée de notre univers mental en même temps que du sol et du ciel, ayant ses raisons et ses fins propres, morceau inconnu révélé par les imaginaires de son créateur et respirant par l’oxygène des gloses qui le justifient.

            Seulement le Paris de Belloni n’est pas n’importe quoi, et moins encore chose si pauvre que pour imposer son langage il faudrait longuement l’expliquer. Le Paris de Belloni est bien sur une toile étendue de silence, mais il ne s’agit pas d’un silence muet, d’une torpeur.

            Avez-vous remarqué ce qui se passe dans une assemblée de fidèles lorsque, au moment solennel, ils sont immobilisés, pensée et regard ramenés sur l’invisible ? Avez-vous remarqué qu’un même phénomène se produit en des cérémonies civiles quand on demande à l’assistance, au nom d’un souvenir à honorer, de se recueillir pour une minute ? Chacun se tait. Quel silence, et pourtant quelle rumeur ! Celle d’une âme multipliée.

            Ainsi le Paris que Belloni nous offre, toile après toile.

            La pluie, la neige, les grands soleils du zénith ou ceux du soir qui rougeoie, les nuages épais ou le vol aérien des autres qui sont légers, la ouate transparente des brouillards, l’aube et le crépuscule, et puis ces petits bistrots livrés aux mêmes sinuosités de l’atmosphère, ces ateliers d’aiguille, ces marchandes des saisons, ces quais avec ou sans fleurs, ce Paris qu’on croyait d’hier et qui est encore celui d’aujourd’hui parce qu’un dieu tutélaire en préserve les ampleurs fluviales et le ciel, et les aurores, et l’embrasement qui précède les crépuscules – ce Paris là il ne respire pas avec des gloses. Il respire du dedans, murmure silencieux que notre oreille n’entend pas mais qui tout à coup nous a pénétrés de la preuve majeure : celle d’une poésie qui se confond avec la vie. Le Paris qui est devant nous découpé sur ce rectangle de toile, nous nous apercevons que son silence est rumeur et qu’il vit de l’apport mystérieux de l’œil et de la main d’un artiste qui est poète.

            Une toile de Serge Belloni, ce peut être la Seine à hauteur de l’Institut, dans les ocres chauds d’une pente d’été, l’évidence crève la toile : il s’agit bien des rives du fleuve, de la coupole de Palais, de l’étendue vaste et transparente du ciel de l’Île-de-France, pourtant c’est autre chose aussi : c’est un tremblement d’âme.

            Et voilà pourquoi Serge Belloni n’avait nul besoin de se soucier d’artifices : par les pouvoirs de sa sensibilité, par l’immédiate communion intérieure qui s’établit entre son motif et lui-même, il a le don de transcender ce que le regard ordinaire appréhende. Et nous communiquant sa découverte, nous donnant à partager ce mystère qui nous relie avec lui à l’essence des choses, il nous fait échapper de la façon la plus naturelle à notre siècle de fer – mais sans nous en extraire : c’est que par la grâce de cette sensibilité rare il nous le montre habitable, car fragment méritoire de la longue suite du temps des hommes.

 

1972

 

 

 

Les témoignages suivants, propriété de leur auteur, sont parus dans le catalogue : « Serge Belloni », Editions de Pedrini – Milan, Octobre 2000, dans le cadre de l’exposition au Musée de la Monnaie, Paris.

 

Françoise Saliou

Directrice des Monnaies et Médailles entre 1999 et 2002

 

            Passant de Paris, promeneur des quais de Seine, Serge Belloni aime l’Hôtel de la Monnaie, le peint et le transfigure. Sous les cieux changeants des saisons qui passent, de l’aube au crépuscule, notre majestueux bâtiment, grâce au peintre, révèle sa rigueur et son mystère. Il affirme sa noblesse dans un paysage parisien, qu’inlassablement Serge Belloni cherche à saisir, lire et éclairer.

            Au-delà de Paris, Venise aussi, a su captiver la force créatrice de l’artiste quasi prisonnier de ces villes magiques.

            Aussi, si Serge Belloni s’est également consacré au portrait ou à la nature morte, est-ce avant tout les paysages urbains de ces deux villes mythiques qui donnent la mesure de son œuvre.

            Paris-Venise, toujours, sur sa toile viennent rythmer sa recherche.

            Cette exposition est donc centrée sur cet aspect, essentiel, qui définit l’absolu du peintre.

            Il était légitime qu’à l’occasion d’une telle exposition, la Monnaie célébrât cet artiste et lui consacrât une médaille : l’effigie de l’artiste à l’avers, et, d’après une de ses toiles, la Monnaie au revers.

 

 

Giorgio Gamberini 

Journaliste italien

 

            Ma première rencontre avec Serge Belloni se situe au début des années 50. Un ami que nous avions en commun, directeur du journal de Plaisance (la ville où Belloni est né), m’avait prié d’entrer en contact avec lui. L’artiste préparait à l’époque une exposition consacrée à Paris et à Venise : la troisième qu’il présentait à un public particulièrement exigeant, celui de sa ville d’adoption. Je devais donc faire sa connaissance, voir ses dernières œuvres et dire ou plutôt écrire si, à mon avis, elles répondaient aux promesses du jeune peintre auquel deux illustres poètes et quelques amateurs éclairés avaient prédit, quelques années auparavant, un avenir éclatant.

            L’entretien commença dans un restaurant de l’île Saint-Louis et se poursuivit dans le petit atelier du 25, quai d’Anjou (abandonné depuis par Belloni pour celui moins bohème mais plus confortable du 27, quai de Bourbon).

            Je fus conquis dès les premiers instants. Tout d’abord par l’homme aimant passionnément tout ce qui est beau, l’idéaliste généreux sensible à toutes les souffrances du monde ; puis, ayant vu ses toiles, par l’artiste.

            Chez Belloni, l’homme et l’artiste ne font d’ailleurs qu’un. Dans les réunions d’amis comme dans toutes les soirées mondaines, dans l’intimité de son atelier comme dans les rues où il peint par tous les temps, au cours des rares loisirs qu’il s’accorde comme en pleine création, Serge reste égal à lui-même. Si je devais le définir en quelques mots, je dirais : il vit sa peinture comme il vit sa vie, avec courage et simplicité ; il est sa peinture.

            Il est sa peinture et son œuvre est un tout. Qu’il s’agisse de ses natures mortes si vivantes, de ses portraits émouvants, de ses bouquets d’une rare luminosité ou des admirables paysages de Paris et d’ailleurs.

            On l’appelle « le peintre de Paris ». On pourrait également le nommer le peintre des cinq saisons, la cinquième étant celle du cœur, de la poésie à l’état pur, des sentiments exprimés par le somptueux arc de sa palette.

            Nombre de mes confrères ont écrit ces dernières années que Serge Belloni ne cotise à aucune chapelle, n’appartient à aucune école sinon celle du travail bien fait. C’est exact.

            J’ajouterai pour ma part que depuis le jour où je l’ai rencontré pour la première fois, son but est resté le même : tendre inlassablement et de toutes ses forces vers un idéal de perfection.

 

 

Pierre Mazars

(1921-1985)

Écrivain – Journaliste critique d’art au Figaro

 

            « N’avez-vous jamais peint une aile de pigeon ? » me demande Serge Belloni.

            Il renverse brusquement la tête dans un geste d’extase.

            Peint ou simplement bien regardé une aile de pigeon… Eh bien, il y dans ces plumes les gris du ciel de Paris, les gris-verts de Venise, le blanc de la neige. On ne regarde jamais assez une aile de pigeon quand on est peintre. Tout est là, pourtant. C’est le meilleur exercice que l’on puisse rêver.

            Nous sommes dans son atelier de l’île Saint-Louis. Aux murs, des tableaux de Primitifs sur fond or. Le peintre développe sa haute taille, lève les bras enthousiastes pour me parler des ailes de pigeons, des quartiers de bœuf, des cadavres de lièvres : autant de riches morceaux de peinture pour lesquels il s’est jeté avec délices dans les raffinements de la matière, les entassements de couleurs…

            Paris et Venise sont ses deux capitales. Francis Carco a vu, le premier, combien Serge Belloni sentait, aimait et exprimait fidèlement l’air de Paris. Mais aujourd’hui le peintre expose à la galerie Jean de Ruaz des toiles toutes différentes. Son exposition s’intitule Fleurs sur or. Et je dois lui avouer que je n’allais pas les voir sans quelque appréhension, tant la fleur est un piège aussi redoutable pour un peintre que, jadis, la mandragore et les autres plantes « carnivores » pour les hommes du Moyen Age. Mais c’est une révélation.

            D’abord, je ne suis plus dans un atelier, mais dans une serre. Les toiles sont posées les unes à côté des autres comme des vases chargés de bouquets sur les planches d’un jardin d’hiver. Chaque bouquet a son climat psychologique ; il en est de triomphants et d’autres mélancoliques. Les uns sont du matin et d’autres s’alourdissent de tout le soleil qui a pesé sur eux. L’agencement des fleurs a été à lui seul, pour Serge Belloni, un art tout aussi subtil que pour un Japonais.

            Oui, m’explique-t-il, j’ai longtemps pensé à l’avance à 1’ordonnance de chaque bouquet, à sa construction en hauteur ou en largeur et aussi à équilibrer un bleu par un jaune pâle. J’ai d’ailleurs travaillé dans une serre, en Italie.

            En même temps, ces tableaux ont une fougue que Serge Belloni avait disciplinée pour ses précédents paysages. Mais, devant un paysage, on a tout son temps, on garde son calme. Un bouquet, lui, n’attend pas, c’est une lutte contre la montre, contre le flétrissement des pétales, qu’il faut entreprendre. D’où cette touche enthousiaste et fiévreuse. C’est curieux comme cette notion de temps entre en jeu dans l’art du peintre, modifie toute une facture. Et j’allais oublier ces fonds d’or qui rappellent les icônes et pour lesquels Serge Belloni a fait appel à son expérience de restaurateur de tableaux anciens.

            Maintenant, me dit-il, quand je peins un paysage, il faut qu’il y ait des fleurs. Et il me montre ses coins de Paris éclairés par l’éventaire d’une marchande d’œillets.

            Prenons au hasard quelques-unes de ces Fleurs sur or. Elles représentent des régions différentes, car les bouquets viennent de la montagne ou de la plaine ; des époques de l’année tout aussi variées puisque Serge Belloni a choisi ses modèles en des mois différents. Cela fait penser à ces « fêtes de saisons » des siècles classiques. « Les jardins parlent peu » : je n’imagine pas que La Fontaine ait pu écrire pareille chose.

 

 

Jean Griot

(1921-2011)

Directeur de la rédaction du Figaro

 

           Serge Belloni est un poète, un poète lyrique. Il en a les douceurs. Il en a les fureurs. Les unes comme les autres sont créatrices. Car les unes comme les autres, par leur nature même, relèvent de ce monde poétique auquel nous aspirons dans le meilleur de nous-mêmes et qui apparaît souvent comme un imaginaire paradis perdu. Ces douceurs : une aurore toute en nuances claires et harmonieuses se reflétant sur une Seine immobile ; ces fureurs : un ciel aux lourds nuages d’orage menaçant sur cette Venise que nous aimons en la croyant fragile alors qu’elle défie le temps, n’expriment-elles pas ce que nous désirons ressentir, ce que nous ressentons dans notre quête, notre soif d’émotions nous dépassant ?

            Serge Belloni est l’ami fraternel qui provoque ce désir de dépassement, qui permet de l’atteindre.

            Dès lors sa peinture nous apparaît sous son vrai jour, pour notre plus grand bonheur : elle est le miroir de nos rêves.

 

 

Christiane Scrivener

Femme politique – Ancienne Secrétaire d’État 

 

            Serge Belloni, le peintre de Paris est devenu au cours des ans le peintre des deux plus belles villes du monde : Paris et Venise.

            De descendance italienne, il traduit les paysages vénitiens avec une sensibilité naturelle, rendant la lumière de cette ville lacustre avec talent et finesse et faisant de paysages connus comme Saint Marc ou les palais des Doges, une œuvre renouvelée. Les quartiers colorés de la vieille Venise, de l’Arsenal, de la Giudecca reflètent dans les tableaux de Serge Belloni cette intimité toute particulière de l’art des pierres de Venise si bien évoquées par Ruskin au début du siècle.

            De Paris, on a tout dit de ses toiles dont le sens profond est de perpétuer des sites qui peu à peu disparaissent sous la pioche.

            Ses rues de Montmartre, sa place Furstenberg mais aussi tous les ponts de Paris témoignent de son amour pour Paris au travers des saisons.

            Quant à nous, nous méditons, grâce à ses œuvres, sur un passé retrouvé ou le présent d’une très belle capitale.

 

1999

 

 

Pierre Pellissier

Journaliste – Écrivain

 

            L’art de serge Belloni n’a pas besoin d’analyses, d’exégèses ni de laudateurs. Son talent est amplement reconnu ; révérence méritée devant des toiles qui nous enchantent.

            Il a donc ses « amateurs », comme il appelle aimablement ses acheteurs. Une manière de communion, car il sait que ceux-ci ne s’égarent pas sur des chemins de traverse et autres abstractions. Et eux, tels leur peintre préféré, ont les pieds sur terre et, dans la tête, la part de rêve magnifiant le quotidien.

            Mais, plutôt que de s’attarder sur ce qui fait de Belloni un artiste hors du commun, sur sa pâte, son trait, ses nuances, ses mises en page et, au-delà, sur les émotions qu’il nous transmet, qu’il soit permis d’insister sur un autre aspect de sa création. Car Serge Belloni est – aussi – un peintre de senteurs et d’émanations. Ce n’est là ni boutade, ni paradoxe, c’est là l’impressionnisme : Belloni ne sait travailler que sur le motif !

            Pleut-il ? Les rafales lui cinglent le visage, les gouttelettes s’insinuent sous le col de sa veste ; mais il est sur le terrain. Neige-t-il ? Il a les doigts gourds, les pieds oubliés ; mais il est sur son sujet. Canicule-t-il ? il cherche une part d’ombre, essuie la sueur de son front ; mais il peint. Il affronte aussi bien, à Paris, le blizzard traversant le Pont des Arts, qu’il supporte, à Venise, le trop plein d’eau des canaux.

            Lorsqu’une toile rechigne à se laisser maîtriser, surtout ne pas forcer son talent… La touche finale sera pour une prochaine saison… Serge Belloni n’achèvera sûrement pas l’œuvre en atelier, penché sur quelques croquis ou – pis encore – sur une photographie. Jamais il n’acceptera que le chèvrefeuille dégoulinant d’un mur vénitien exhale le fusain, ni des nymphéacées aux effluences de papier glacé ou, pour ses sujets montmartrois, des remugles narquois. Et si au printemps, une ramure trop verdoyante vient à lui cacher le pont où coule la Seine, il attendra l’automne et ses lourds fumets de feuilles mortes pour retrouver les pierres ocres qui vont si bien avec sa palette. Alors, devant ses toiles, ne vous étonnez plus des effluves humides que laisse l’averse sur le pavé de Paris, des arômes sylvestres du Parc de Bagatelle, des fragrances noyées de la place Saint Marc inondée. C’est un autre cadeau que nous offre Serge Belloni. Puisqu’il peint comme il respire. Avec naturel.

 

 

Claudine Brisson

Écrivain

 

            La création est un mystère. L’artiste est un homme qui transforme sa vie en la rêvant.

            Dans chaque toile le peintre se dévoile, se révèle mais se cache aussi.

            Que savons-nous de l’homme qui dit :

            « Je peins le monde non tel qu’il est mais tel que je voudrais qu’il soit ? » Les modes changent, Belloni reste. Toujours aussi exigeant envers lui- même, fidèle à ses premières amours, il n’a jamais cessé de rendre à Paris un hommage lyrique et vibrant. Refusant les tentations conceptuelles ou les « sujets du jour », il s’attaque encore à ces somptueux paysages que peu de peintres osent aborder avec ce regard d’enfant ébloui.

            Respectueux de 1’émotion pure éprouvée devant un coucher de soleil sur Notre Dame ou les ponts mouillés de pluie, balayés par les vents d’automne, il peint la rouge mélancolie de l’automne, la beauté lumineuse de l’hiver, en gommant ce qui enlaidit nos villes comme les antennes télé ou les sinistres files d’autos le long des trottoirs.

            Lui qui a hanté le Montmartre des mauvais garçons si bien décrit par Carco, la Venise débridée de l’après-guerre, il a choisi de ne garder dans les yeux que deux villes idéalement nimbées de lumière, l’une d’un gris de porcelaine, l’autre rouge et or, de tous les dégradés de rouges et d’ors vénitiens. Ceux qui le voient, d’année en année, jour après jeu., installé en plein courant d’air entre deux canaux glacés, ou dans les jardins publics parisiens, peindre sans relâche les gondoles qui dansent, les arbres qui secouent leurs feuilles roussies, savent que ses mains ont souvent brûlé au contact de l’essence, gelé à celui de la neige. Serge Belloni a peint, continue à peindre et peindra toujours sur le motif.

            Plus on contemple ses toiles plus on est envahi par l’étrange personnalité de cette œuvre où tout parait simple et lumineux. Et pourtant Belloni le dit : toujours plus de matière, toujours plus de travail.

            « Le dessin est une lutte entre la nature et l’artiste, écrivait Baudelaire, où l’artiste triomphera d’autant plus facilement qu’il comprendra mieux les intentions de la nature. Il ne s’agit pas pour lui de copier mais d’interpréter dans une langue plus simple et plus lumineuse. »

            L’évolution de Belloni est une évolution dans la lumière. Il suffit de regarder ses ciels toujours plus transparents, et les reflets dans l’eau, travaillés en pleine pâte : eau de la Seine, couleur d’huître, rafales d’eau grise de la pluie parisienne, eau dansante devant l’église de la Salute. Soutenant cette légèreté joyeuse, l’architecture rigoureuse du dessin respecte mieux qu’un cliché panoramique la perspective dans ces grandes vues de Paris peintes des toits de la Samaritaine ou de la terrasse de l’Institut du Monde arabe.

            Depuis ses débuts, Belloni est resté doublement fidèle à son passé et à son art. Il a repris les mêmes thèmes comme un compositeur obsédé par les motifs qui le hantent. Nous voyageons du petit pan de mur gris de la rue des Saules à la maison rose de la rue de 1’Abreuvoir, nous retrouvons la façade vert sombre du petit café « Chez Plumeau », découpant sur l’horizon la silhouette jaillie de souvenirs nostalgiques. À ces images mythiques d’un passé resté presque intact depuis les impressionnistes, il a ajouté Bagatelle et Giverny. Hauts lieux de la forme et de la couleur. Les roses et les glycines, les saules et les rhododendrons ne sont pas là par hasard mais selon un strict tracé nous rappelant que la beauté est déjà une création. Belloni aime dire qu’il peint comme les anciens, appliquant leurs techniques, respectant leurs méthodes, imposant sa vision lumineuse et dorée.

            Coins de Paris enfouis dans nos mémoires chahutées par le tohu-bohu des grands travaux ravageurs, ressurgis pour donner à celui qui les contemple un plaisir profond. Ce que nous pensions perdu à jamais est là, éclairé, magnifié. Nous croyons naïvement avoir vu toute cette beauté de nos propres yeux alors que la sérénité, la plénitude qui règnent dans ces toiles est purement inventée par l’artiste. C’est lui qui s’en est saisi, l’a intégrée, traduite et maintenant nous en fait don comme un Créateur qui, d’un coup de baguette magique, nous ordonnerait d’être heureux.

            Il y a toujours des grincheux qui refusent le bonheur. Qui préfèrent les visages tordus, les images horrifiques mais tellement plus « modernes ». Et si ces aventures « conceptuelles » n’étaient pas déjà dépassées ? Si le public qui se bouscule devant les « nymphéas » peints 350 fois par Monet, comme les 86 500 visiteurs de la grande Exposition de Belloni à Carnavalet en 1986, n’avaient pas raison de préférer l’harmonie de la couleur, l’allégresse de la composition, qui nous font pénétrer, comme disait Proust, dans une « réalité différente ».

 

 

Serge Groussard

(1921-2016)

Écrivain

 

            Serge Belloni est devenu classique. Son art ne ressemble à nul autre.

            Le voici à son sommet, comme porté par un demi-siècle de tableaux qui composent un incomparable musée vivant. Paris est là devant nous. Il défie dans ses mouvances et son âme ineffaçable, lors même que le site n’est plus.

            La manière de Belloni se reconnaît immanquablement, parce qu’elle est unique.

            Sa fidélité au motif est sacrée, jusqu’à vouloir fixer les visions fugitives. La main sûre se laisse guider par le regard, et revient sur sa tâche de séance, de journées en semaines. Ainsi se fondent en une étrange vérité les nuances successives, les variations de lumières… Les tons et le modelé se conjuguent dans l’unité de la composition.

            La rigueur plastique couronne la vie de ces tableaux, qui semblent peints d’un trait, tant ils sont enlevés. Quelle résonance émotive !

            Serge Belloni est, dans l’âme, un peintre de plein air. Il fait corps avec Paris, avec ses nuances grises, la victoire flamboyante de ses aoûts désertés, les escaliers blêmes de la butte Montmartre, les bousculades multicolores de la Mouffetard… Il a planté son chevalet sous tous les ponts de l’ample boucle que trace la Seine au cœur de la ville bimillénaire. Il n’est nul endroit qui vaille, nulle scène typique, nul trésor de pierre, qu’il n’ait fixé sur la toile ou le bois, d’un pinceau inimitable.

            Il existe, chez le Peintre de Paris, un second amour, que l’on ne verra point ici : Venise ! Un Véronèse, avec son panache, eût salué les peintures adriatiques de Serge Belloni, leurs somptueuses densités.

            Mais nous sommes dans la cité qui pour nous est la reine. Et Paris triomphe, dans l’œuvre peint de Belloni. Soleils de Lutèce. Froids brumeux d’arrière-automne. Modulations lumineuses du printemps qui gonfle le fleuve. Magie de la palette !

            Dans le soir qui pénètre les quais de l’île Saint-Louis, aux tremblements des lumières fluides, on sent le vent. Il cogne les pavés où s’accrochent encore d’obliques rayons. Cette ombre solitaire qui longe un bistrot, pourquoi ne serait-ce pas la vôtre, ô notre Maître, Francis Carco ?

 

 

Professeur Guido Perocco

(1916-1997)  

Historien d’art – Directeur du Musée d’art moderne de la Ca’ Pesaro, Venise

 

            Serge Belloni a une grande qualité : il est profondément fidèle à ses amours. Constant en amitié, dans ses attachements, ses prédilections et, en art. Peintre extraordinaire et singulier il a toujours persévéré dans son union avec les grands peintres impressionnistes. Fidèle à la fascination qu’ils exercent, il chante comme eux allègrement le paysage, le ciel, les fleuves, les arbres, les fleurs, toute la réalité de la création. Une réalité pleine de joie et de tendresse comme celle qu’il donne à ses amis. L’amitié d’un peintre aussi rare est un don précieux, l’offrande de celui qui possède à ceux qui n’ont rien.

            Francis Carco, avant de mourir, avait établi un lien entre Modigliani et Belloni : même si leurs vies ont été bien différentes c’est la même passion de peindre, touche par touche la même transfiguration de la souffrance dans la qualité de la couleur, le crescendo des nuances, l’expression de la vie. Le choix du paysage pour Serge Belloni correspondant au visage humain pour Modigliani. À chaque fois il joue son va-tout, il se remet en cause entièrement.

            Dans les œuvres de Belloni si on les étudie de près, la technique, toujours plus légère, nous fait pénétrer dans un univers où la réalité n’a pas de poids. Il s’agit d’un rêve dont le fil conducteur est dans un monde enchanté d’où le chagrin, le malheur seraient bannis. Ici tout n’est que beauté.

            Depuis ses débuts avec les “grands”, tout a changé, dans l’art en général mais surtout en peinture où le “concept” est devenu roi, Belloni, fidèle aux principes inculqués aux Beaux-Arts, a continué de suivre la voie montrée par les anciens. Il a gardé la foi dans le beau et bon travail exécuté sur le motif, par tous les temps, pour établir cette communication avec le paysage et retrouver cet état de grâce que connaissent les enfants et les mystiques. C’est dans son amour pour Paris, sa passion pour Venise que Serge Belloni exprime le mieux sa ferveur toujours intacte. Il faut découvrir ces villes lentement, cueillir du regard leurs monuments les plus célèbres mais aussi leurs aspects plus intimes et cachés, ponts, canaux, à 1’aube, au coucher du soleil, ciels mouillés, ciels glorieux d’automne.

            L’artiste a la vertu si rare de constance. Il ne se lasse jamais. Il se lève chaque matin comme le premier jour, pressé de divulguer ce secret qui serait un poids s’il ne s’en libérait en peignant.

            Pureté et candeur animent son pinceau qui court sur la toile pour nous enchanter une fois de plus.

 

 

 

 

Translate »